Être parents, c'est avancer sur une ligne de crête instable où rien n'est jamais acquis. Pour autant, c'est dans la fragilité même de cet équilibre maintenu que l'enfant puisera les forces de grandir.

Tu AS surgi dans ma vie comme une pluie de fleurs.

 

Une douceur reçue avec violence. Un bonheur si soudain et si inattendu que, oui, il a fallu un peu de temps pour s’y faire. Saurais-je m’occuper d’un bébé alors que je m’étais convaincue que ce n’était pas pour moi ? De toute façon, j’étais trop vieille, c’était une évidence. Je me l’étais assez répétée pour me projeter dans l’adoption d’une fratrie en Haïti pour laquelle le dossier était déjà monté.

Et puis, toi, tu débarques dans ma vie, comme si de rien n’était. Le conseil de famille nous avait choisis pour être tes parents

Enfin, toi aussi tu ne t’y attendais pas trop. Tu étais souriante, sympa, mignonne, mais tu n’aimais pas les câlins. Quand on te prenait dans les bras, tu nous repoussais gentiment pour te redresser. Est-ce que tu voulais bien de nous ?

Des doutes, des doutes, des doutes ! On l’avait bien appris, ça, avec l’adoption. Il n’y a pas beaucoup de place pour la certitude dans ce monde. Et pourtant, bien sûr que nous t’aimions déjà plus que tout au monde et bien sûr que tu voulais bien de nous : ce fut notre rencontre.

Je voulais être maman. Je l’ai rêvé, longtemps.

 

Pour transmettre ? Pour laisser une trace dans le monde ? Pour ne pas vieillir seule ? Pour fabriquer la chose la plus belle et la plus compliquée au monde : un être humain ? Tout ça est un peu vrai. Pour réparer les “manques” dans l’éducation que j’ai moi-même reçue ? Probablement.

Mais avant tout, je voulais fabriquer un être humain heureux, content de vivre. Et ça, c’est plus facile à vouloir qu’à faire.

C’est d’autant plus facile à vouloir que tu es une petite fille tous les jours plus adorable et que je ferais n’importe quoi pour te rendre heureuse.

A défaut de pouvoir te présenter un modèle idéal de joie de vivre au quotidien, je te donne une éducation réfléchie. Une éducation paradoxalement avec pas mal de contraintes et d’exigences, mais aussi, je l’espère, beaucoup de liberté et beaucoup d’amour.

De tant d’amour en tout cas, il devrait en rester quelque chose...

 

Dans l’ordre et comme tous ceux qui ont eu des déboires médicaux, je conçois comme première condition au bonheur, une bonne santé. Alors, pour que tu sois heureuse, avant tout, je prends soin de toi, je veille à ta santé, à ton équilibre. Nous t’encourageons aussi à être attentive au monde, à sa beauté, son unicité et sa fragilité, pour que tu le comprennes et tu t’y sentes bien.

Et puis le monde, c’est bien entendu les autres. Alors je veille, je crois avec succès, à ce que tu développes un certain sens de la justice et du partage. Je t’encourage aussi à être attentive à l’émotion des autres. Peut-être trop ? Tu es tellement sensible que tu ne sais pas comment réagir et, paradoxalement, tu peux paraître indifférente alors que tu es submergée. Je pourrais continuer longtemps, voilà pour les principes de base… !

"Je pourrais continuer longtemps, mais voilà pour les principes de bases. »

J’ai l’impression, comme beaucoup de parents, de tout bien faire, pourtant une chose en particulier m’interroge.

 

Tu sembles vouloir résister à ce que nous attendons de toi. Pour l'anecdote, ton livre préféré est “Madame Contraire”. Même dans ta façon de parler, tu inverses parfois les mots en faisant souvent des anglicismes (une verte table). Nous t’avons surnommée « Jolitorax », comme le personnage d’Astérix.

Faire l’inverse t’a toujours beaucoup amusée, mais pourtant, on dirait que ce n’est pas vraiment un choix de ta part, tant je sens tes efforts pour contrer cette tendance et pour te montrer obéissante.

En fait, j’ai l’impression que cette opposition n’est qu’une apparence et qu’au fond, tu te bats juste pour avoir du contrôle sur toi-même. Contrôle que tu nAS pas beaucoup par ailleurs : en premier lieu sur ton propre corps qui t’échappe régulièrement à cause de soucis médicaux chroniques. Ensuite, sur ton quotidien, puisque tu es une enfant et que tu ne décides pas de grand chose (statut que tu AS toujours eu du mal à accepter) et enfin sur tes copines qui ont plus l’habitude que toi d’être avec d’autres parce qu’issues de famille nombreuse et pas prêtes à tout sacrifier pour être en compagnie.

En fait, j’ai l’impression que ce manque de contrôle est si inacceptable pour toi qu’il t’emmène inexorablement à de l’incontrôlable. Tu essaies tellement (toi aussi !) de tout bien faire que tu ne tolères pas la critique et lorsque tu te fais gronder, tu te lances dans une surenchère à coup de menaces tout azimut et à coup de provocations envers nous, (mais aussi envers toi, “je veux qu’on m’abandonne !”).

Être parent c’est bien être funambule ! Récupérer l’équilibre en continu !

 

Y a t-il le moindre lien entre ton attitude “opposante” et l’adoption ? Difficile à dire.

Je sais que, de toute cette éducation, tu n’en retiens (et retiendras) qu’une partie et c’est aussi ce qui fait (et qui fera) de toi une personne unique. Je sais surtout que tu n’es pas moi et cette pensée me rassure parce que je te fais confiance pour trouver ton chemin.

Je sais aussi qu’une maman parfaite, ça n’existe pas, je veux juste être une maman « suffisamment bonne » pour toi. Sur ce point, je compte sur toi et je sens bien que tu me transformes un peu tous les jours. Et ton opposition quasi systématique, si pénible soit elle au quotidien, m’apparaît parfois comme une revendication légitime de liberté. Comme si tu me disais : “arrête de me montrer le bon chemin, le bon chemin est celui que je trouverai !”. Oui, parce que si je te laisse tout de même pas mal de libertés (pour ton âge s’entend), à y regarder de plus près, je suis hyper (et donc trop) prévenante, ce qui doit être en effet très pénible pour toi… Je suis dans l’hyper anticipation, et comme de ton côté, tu fais souvent les choses avant d’y réfléchir, j’anticipe encore plus et au final, cela renforce la boucle. En fait, je te fais confiance dans ton devenir, mais, si je veux être honnête, pas tant que ça dans ton présent...

Je pense ainsi qu’en tant que parents, c’est parfois là où nous avons les meilleures intentions que nous agissons de manière la plus contre-productive J’avoue que si je parviens à prendre sur moi pour te laisser courir, nager, faire du vélo, de la trottinette etc, même si tu reviens régulièrement cabossée avec des bleus partout, j’ai globalement du mal quand j’ai peur pour ta santé. “, Vas jouer à l’ombre”, “ mets un T-shirt” - tu vas encore attraper un coup de soleil-,”, ne touche pas l’eau croupie”, “ ne mets pas ça à ta bouche”- “ ne t’arraches pas les peaux” - il y a d’autres occupations que de se faire du mal, “ ne passe pas ta journée dans ce déguisement tu vas encore être couverte d'eczéma.”

Toutes ces remarques, prises isolément me semblent justifiées, mais quand je pense à l’accumulation que cela représente dans une journée, je me dis que s'il est peut-être de mon rôle de te les dire (à réfléchir), il est aussi probablement bon signe que tu y résistes autant. Dommage que tu t’opposes en général à mauvais escient, sans rapport chronologique évident avec nos exigences ou remarques : il y a des jours avec bonne humeur où tu te montres très conciliante et très patiente et des jours sans.

Nos enfants, parfois par leurs difficultés, sont probablement nos meilleures sources d’améliorations.

Ce sont eux qui nous mettent en difficulté en tant que parents et ce sont donc aussi eux qui nous poussent à nous surpasser.

La conclusion que j’ai envie d’en tirer pour aujourd’hui est que je ne dois ne jamais négliger la dynamique que tu nous apportes et considérer que tes remarques les plus déplacées en apparence, répondent peut-être à quelque chose chez nous (et en tout cas chez moi) qu’il serait bon de repenser ou de modifier.

Alors continue à t’opposer, ma fille, si ça te permet de développer un esprit critique - après tout, ce n’est pas un si mauvais objectif, même si c’est parfois à nos dépends- mais pas n’importe quand et pas n’importe comment.

Ce sera à moi de t’aider à dépasser ce qui ressemble plus pour l’instant à un simple esprit de contradiction. Ainsi peut-être reprendras-tu plus de contrôle et seras-tu moins dépendante de tes émotions. Après tout, cela s’appelle simplement grandir, non ?

Alors, on va faire comme ça : toi, tu grandis et moi, je serai toujours là, mais seulement pour t’accompagner.

Nous les parents, comme le dirait Beckett: « Essayons encore, ratons encore, mais ratons mieux » !