Écrire sur l’adoption en tant que parents…
Un curseur entre réalité et projection sociale
Y a-t-il une spécificité des enfants adoptés ? Des parents adoptifs ? Des traits que l’on retrouve fréquemment chez les uns ou les autres ? Probablement. Mais comment, dans notre vie de parents et dans la vie de nos enfants, faire la part des choses ? Qu’est-ce qui relève de la situation adoptive et qu’est-ce qui n’en relève pas ?
Nous pouvons subodorer que nos enfants auraient été différents sans problématique adoptive, que nous aussi, en tant que parents, aurions été différents en dehors de toute problématique adoptive. Nous le savons plus ou moins intuitivement parce que chaque personne est différente et dépend, en grande partie, de son histoire. Si on change l’histoire, alors, on change les personnes. Mais en quoi précisément ? Nous n’avons aucun moyen de le savoir puisque pour ce faire, il faudrait pouvoir comparer les deux situations (mêmes personnes avec et sans problématique adoptive) et qu’il n’est pas possible de comparer une situation réelle et une situation hypothétique.
Alors quoi dire de notre position de parents adoptifs ? Il reste les hypothèses, les impressions, les interrogations, bref, le subjectif et l’imaginaire.
Alors oui, nous ne pourrons probablement pas extraire de “vérités” de nos écrits, mais après tout, les certitudes forment parfois des obstacles à l’élaboration, alors que le doute profite à la réflexion et peut se révéler très prolifique.
Ne pas être sûr par exemple que tel ou tel comportement chez nos enfants remonte à leur problématique adoptive, constitue une interrogation finalement très spécifique et l’existence même de cette interrogation va faire de nous des parents “particuliers”. Évidemment, nous ne nous posons pas la question tous les jours, dans le quotidien, et nous pouvons même en faire l’impasse pendant d’infinies périodes, mais je pense que le soin que nous portons à nos enfants nous y conduit à un moment ou à un autre.
Encore une fois, peut-être à tort.
C’est toujours à l’occasion d’un comportement, peut-être aussi de certaines phrases prononcées par nos enfants, que cette question surgit comme l’irruption d’une étrangeté. Il y a un moment où votre enfant chéri se montre “étrange” au sens de “non familier”. Tout d’un coup, il ne vous ressemble plus et ne se ressemble plus. Tout d’un coup, il paraît lui-même dépassé par quelque chose qui le bouleverse profondément.
Et là, vous ne savez plus trop quoi penser.
D’un côté, ce sentiment est finalement très commun et doit arriver à tous les parents du monde qui découvrent à certains moments que leur enfant est un individu à part entière, différent d’eux et qui n’est pas toujours le même non plus puisqu’il est en construction.
D’un autre côté, puisque vous vous montrez le plus souvent attentifs et attentionnés, vous vous demandez d’où il peut tirer pareille colère et pareille fragilité.
Ce sentiment d’étrangeté serait-il encore plus étranger vis-à-vis d’un enfant adopté ? Votre voisine ne vous a-t-elle pas expliqué un jour que oui, votre fille était bizarre mais qu’on savait bien pourquoi ? Une espèce d’entre deux entre une sentence et une excuse. Quelque chose de l’ordre de “elle ne sera jamais normale, mais ce n’est pas sa faute...ni la tienne”.
Puisqu’il faut chercher une origine “étrangère” à cette étrangeté, toutes les hypothèses à disposition sont passées en revue.
Dans le cas de ma fille, ses problématiques médicales constituent en première instance une alternative commode. Ses “troubles de l’humeur” seraient simplement les conséquences de dysfonctionnements biologiques. Là encore, pas de certitudes. Mais ce point apparemment très éloigné nous ramène, dans un deuxième temps, à la question de l’adoption. Oui, parce que tous les problèmes médicaux de ma fille proviendraient, selon les différents spécialistes, de problèmes durant sa période de développement intra utérin (absence ou mauvais suivi pendant la grossesse). Là encore, nous ne savons rien. Mais il nous reste le fantasme un peu désespérant, un ressentiment : on aurait pu lui éviter tout ça.
En pratique, c’est un fantasme parce que si tout ça lui avait été évité, cela aurait signifié qu’elle aurait eu une autre histoire et qu’elle n’aurait peut-être pas été abandonnée, puis adoptée et qu’en fin de compte, elle n’aurait pas été notre fille. Il reste alors, dans un premier temps, ce sentiment qui est peut-être particulier aux parents adoptifs d’avoir à réparer les erreurs ou négligences d’autres. C’est un sentiment d’injustice absolue. Nos enfants sont le produit de leur histoire et donc en premier lieu de leur histoire pré-adoptive. Si elle avait été si belle, il n’y aurait pas eu d’abandon et donc d’adoption. Nous sommes donc tenus de faire avec.
Ce n’est pas une résignation. Plus exactement nous sommes tenus de ne pas faire sans, mais nous n’en restons jamais là.
Il y a en effet plusieurs écueils à éviter. L’adoption sera toujours majorée dans la société comme origine des comportements de nos enfants. Il faut s’y préparer. Un des écueils serait de se faire phagocyter par ce prêt-à-penser.
Pour autant, l’adoption, en tant qu’élément de leur histoire particulière (et non comme un tout déterminant), est nécessairement une des causes multiples des comportements de chacun des enfants adoptés. Causes qu’il sera à jamais impossible de lister. L’autre écueil serait d’en faire un déni de principe, de nier les particularités de leurs histoires. Nous pouvons donc douter de l’impact direct de la problématique adoptive sur la vie de nos enfants parce qu’en effet, nous n’en savons rien, mais il est certain que l’impact indirect, du fait qu’on se construit dans le regard des autres, peut-être majeur.
Le problème est alors moins de connaître l’adoption comme origine (réelle et en tout cas fantasmée) de leurs comportements que de savoir ce que l’on en fait.
Nous en faisons d’abord, au jour le jour, un discours acceptable par nos enfants.
Une première idée viserait également à “compenser” les choses en leur offrant une histoire post-adoptive où ils seront, à l’inverse de leur début de vie, le centre d’un désir. Mais dans la pratique, nous ne compensons pas, il n’y a pas à compenser. Nous continuons l’histoire, nous créons, nous avec eux et eux avec nous, une histoire qui devient la nôtre. Notre fille ne doit pas se voir comme une rescapée qui aurait de ce fait une série de handicaps. Elle ne doit pas coller à l’image que beaucoup vont lui renvoyer. Ce doit être elle, avec notre aide bien entendu, qui construit sa vie et sa propre image avec son histoire particulière comme force. C’est un des éléments de sa vie qui fera d’elle une personne unique.
Un jour, je l’avais presque oublié, alors qu’elle venait de comprendre qu’elle avait une histoire très particulière, ma fille m’a dit qu’elle était une héroïne.
La nécessité de transmettre à nos enfants un discours sur leur histoire pré-adoptive est également une spécificité des parents adoptifs qui ne me paraît pas optionnelle tant le risque de fêlure me paraît grand pour l’enfant.
Il me semble que tous les enfants, adoptés ou non, sont en demande plus ou moins exprimée d’un récit de leur histoire. C’est d’ailleurs probablement dans ce cadre qu’ils finissent par se demander un jour comment on fait les bébés. Ils font partie d’une longue chaîne de vie. Au-delà du cliché, je pense qu’il y a un réel besoin de symboliser sa propre vie dans un enchaînement d'événements qui font sens. Là encore, la vérité en la matière est toute subjective et le plus important est probablement de pouvoir construire une cohérence et une logique de sa propre existence qui lui donnera à la fois sa légitimité, sa continuité et son sens.
Dans le cas d’un enfant adopté, le récit servira me semble-t-il à le construire en tant qu’individu entier malgré une succession de périodes où sa place dans le désir d’autrui a changé. Nos enfants ont de fait une histoire morcelée. Histoire morcelée en particulier pour nous, parents adoptifs, qui n'avons pas toujours été présents à leurs côtés, mais pour eux, ce sont leur histoire et il faut les aider à tisser l'entièreté de leur histoire pour qu’elle ne soit pas morcelée pour eux et qu’ils se sentent entiers et solides. Et ce en particulier face aux autres.
En effet, d’autres enfants (voire des adultes) ne manqueront pas d’appuyer là où ça fait mal. Si la construction du récit est solide, elle tiendra bon gré mal gré et en renforçant le récit, se renforcera surtout la confiance de l’enfant en lui-même et en sa place. Si à l’inverse, il y a des failles, des contradictions ou des tabous, ces rencontres risquent de l’ébranler profondément.
Il faut donc construire ce récit, avec lui.
Pour ma part, j’ai toujours présenté l’adoption à ma fille comme une histoire comme une autre. Chacun a son histoire. Certains enfants naissent du ventre de leur mère, d’autres naissent du ventre d’une autre dame et rencontrent leur maman plus tard. Elle a donc toujours considéré qu’elle faisait partie du cas où les parents attendent leur enfant (et donc le désirent) longtemps. C’était déjà plutôt positif. Elle a fini par comprendre également, mais plus tard, que parmi les deux cas possibles, elle relevait du plus rare et cette rareté a suffi à ce qu’elle se perçoive comme “une héroïne”. J’espère ainsi que cette première perception de l’adoption comme un atout sera à même de l’aider le cas échéant.
Sur le contenu du récit et si les éléments manquent, ce qui est souvent le cas dans les dossiers d’adoption, il est toujours possible de se baser sur le peu de factuel à disposition pour le tisser, même s’il est court. L’objectif est qu’il donne une cohérence et une assise à l’ensemble de l’histoire. C’est bien entendu un exercice difficile, mais je crois pouvoir dire que les parents adoptifs ont en commun de ne pas renoncer devant les difficultés.
Pour l’instant, je n’ai personnellement pas eu à m’attaquer à ce niveau de détail. Ma fille m’a beaucoup questionné à 6 ans, il y a quelques semaines, sur la procédure d’adoption, les différentes étapes, puis sur le délai de rétractation (pourquoi on est venu la chercher à 3 mois et pas avant). Elle a trouvé très curieux que sa mère biologique n’ait pas voulu la garder, elle qui est “ si jolie”, mais n’a posé aucune question sur ce qui aurait pu conduire celle-ci à ce refus (elle n’a pas utilisé le mot d’”abandon”). C’est probablement déjà une première étape à intégrer dans son récit. Je lui laisse le temps de le faire.
L’aventure de l’adoption est loin de s’arrêter le jour où l’enfant arrive dans sa nouvelle vie. Être parents adoptifs implique un certain nombre de spécificités identifiables pour certaines, moins pour d’autres, mais toutes nos histoires de parents sans être complètement spécifiques porteront en elles des éléments liés à l’adoption. Bien sûr, on ne se perçoit plus aussi particulier qu’on ne l’était en tant que candidat, Et pourtant. Nous avons besoin de penser le miroir que la société nous tend (l’image de parents adoptifs) pour que le jour où c’est notre enfant qui y sera confronté en tant qu’enfant adopté, il n’y trouve rien de fragilisant. Nos enfants doivent savoir opposer à l’image de l’enfant adopté comme enfant à problème, une image d’enfant normal, et même d’enfant privilégié voire exceptionnel.
Être parents adoptifs est une deuxième aventure après “devenir parents adoptifs”. Encore une fois, je serai bien incapable de vous dire très précisément en quoi. Peut-être quelque chose de commun ressortira de nos écrits de parents, pour ceux qui s’y lancent. Peut-être pas. Peut-être que cette spécificité réside précisément dans cette conscience que nous serons toujours perçus comme des parents spécifiques.
Peut-être que c’est aussi et surtout la conscience que nos enfants seront toujours perçus comme des enfants adoptés et que nous devons les préparer aux turbulences que les autres leur feront traverser. Alors nos enfants, j’en suis sûre, chacun en particulier, tireront toujours un bénéfice (direct ou indirect) de tout travail que l’on pourra faire à leur sujet.
Ce travail nous permettra de leur proposer des éléments de récit de leur histoire, susceptibles de les grandir et dans le même temps de résister aux préjugés dont ils seront tâchés. Alors oui, être parent adoptif peut se révéler être un travail sans fin, mais c’est un travail que je crois efficace et qui est, c’est une chance, passionnant. Un travail consistant à amener un imaginaire permettant à nos enfants de s'approprier leur histoire et leur continuité. C'est ce qui leur permettra de grandir sereinement dans un monde qui peine à imaginer la filiation comme ressortissant d'autre chose que du biologique.